Comment ôter toute moelle à l’apprentissage de la lecture

A. est une petite fille de 6 ans, vive, joyeuse, curieuse, qui adore l’école maternelle de son village. Mais depuis le mois de septembre, alors qu’elle est passée dans la grande école, ça ne va plus si bien pour A., elle s’ennuie, tourne en rond… Ses parents sont inquiets et se posent des questions. L’institutrice qui est très jeune et n’a connu que cet établissement semble désemparée.

Mais lorsque le papa assiste à la première réunion d’information de l’école, tout s’éclaire. Lisez ce texte qu’il a écrit pour ses proches, et pour vous aussi tout s’éclairera. À mon avis, chers lecteurs, vous vous départagerez en deux groupes : ceux qui pensent à leurs années de jeunes parents et grincent des dents, et ceux qui pensent à leur enfance, plongés dans les tristes souvenirs de ces années où ils ont été directement confrontés à une de ces Mme R*…

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J’ai tout compris à l’apprentissage de la lecture.
Une dame d’une soixantaine d’années assène cette vérité d’une voix forte face aux parents, dans la classe d’A, 6 ans.

La soirée d’accueil des parents par les enseignants, dans l’unique classe illuminée au milieu de la nuit noire et brumeuse, est un moment à la fois convenu, un peu ennuyeux et touchant. S’asseoir à la place de sa fille, regarder ses affaires, voir l’endroit où elle passe ses heures diurnes, tout comme elle est déjà venue s’asseoir au bureau où je travaille. Elle m’a fait un dessin sur le tableau blanc du bureau, je lui ai fait un dessin dans son cahier, elle une princesse, moi un robot, nous sommes quittes.

Je suis arrivé en retard, deux minutes, que tous me pardonnent. Cela m’a empêché d’entendre qui était la dame qui a parlé en premier, avant la maîtresse, en au nom de quoi elle parlait. J’ai compris finalement que madame R* intervenait « une période[1] tous les quinze jours », ce qui explique sans doute pourquoi elle a discouru vingt-cinq minutes, à peu près autant que la jeune mademoiselle […] (qui, elle, intervient si je compte bien environ 22 périodes par semaine).

Apprendre à lire aux enfants, c’est ma passion, mon dada. (…) Je sais ce qu’il faut faire

Depuis 35 ans que je pratique… (…) J’ai tout compris à l’apprentissage de la lecture, et je sais pourquoi. Madame Ghislaine Wettstein Badour a écrit « Lettre aux parents de futurs illettrés » titre choc ! Quand je l’ai lu, j’ai enfin vu des mots décrivant ce que je fais depuis toujours.

J’imaginais que l’âge et l’expérience rendaient humble, que l’on découvrait au final la diversité du monde et des hommes et que l’ont apprenait à varier ses outils. Quelle erreur. Visiblement quand on devrait être à la retraite comme cette dame, on sait tout.

La suite du discours provoque le vertige. En vingt secondes, on nous explique les secrets de l’apprentissage de la lecture pour les enfants. Au tableau, le mot « lapin », accompagné d’un blabla confus dans lequel j’entends neurosciences et là le cerveau droit dit au cerveau gauche… et là dans la tête de l’enfant, ça fait clic ! (mais je comprends bien qu’au fond elle apprend aux petits que b-a à ba, il fallait les bien les neurosciences pour ça).

Enfermée dans une salle de classe... Vite ! Echapper à l'ennui !  Ainsi naissent les plus belles carrières en météorologie...(image : Twilight Sparkle, source inconnue)

Enfermée dans une salle de classe... Vite ! Echapper à l'ennui ! Ainsi naissent les plus belles carrières en météorologie... (image : Twilight Sparkle, source inconnue)

Attention, parents, maintenant, tremblez ! « Lettre aux parents de futurs illettrés » décrit la méthode qui marche pour tous les enfants, dans tous les pays. Car après 39 ans d’expérience, je sais. Les enfants qui ont des problèmes avec la lecture, deux ou trois ans après ils auront des problèmes avec les mathématiques, avec tout. Ça contamine tout, la lecture !

Prophétie d’apocalypse devant le parterre silencieux des parents, qui suivent avec politesse le déluge de vérités. Ça fait quinze minutes qu’on apprend que madame R* sait, qu’elle a de l’expérience, qu’elle supervise tout l’apprentissage de la lecture dans toutes les classes de l’école, qu’elle intervient en support à tous les niveaux. On entend parler des enfants (cette masse uniforme et générale de petits êtres qui fonctionnent tous pareil), du cerveau droit et du cerveau gauche qui se causent. Et les enfants de cette classe, pour lesquels tous les parents sont là dans le froid soir d’automne ? Ils sont sans doute comme les autres puisque c’est inutile de les mentionner.

Quand un enfant a des difficultés, on prend le temps, on insiste, avec la méthode, et ça marche. (je comprends : quand l’enfant n’entre pas dans le moule, insister avec le marteau, toujours le même marteau. Le marteau est bon, le moule est bon.)

La psychologie d’il y a trente ans est complètement dépassée, la psychologie d’il y a vingt ans est complètement dépassée… On vous parle de méthode globale… mais ce ne sont que des théories. Il n’y a qu’une seule méthode de lecture, c’est la méthode syllabique !

J’entends en imagination éclater la sonnerie des cuivres soulignant l’entrée en scène de la Révélation. Je n’ai aucune opinion sur la méthode syllabique, mais maintenant que je la vois ainsi auréolée de gloire…

Devrais-je avoir peur ? La conclusion devrait me rassurer : je suis au sommet de mes compétences, il est important que les enfants en profitent.

Comment prendre la parole après le conducator de la lecture ? J’ai de la peine pour la jeune mademoiselle […], la maîtresse. Tente-t-elle d’ouvrir la bouche ? La spécialiste revient pour un ultime salut, une dernière chose essentielle à mentionner… Des bribes de vérité ayant été saupoudrées sur le gâteau, Mme R.* quitte la salle, vous me permettez de m’esquiver. Je vous en prie.

Un peu de monotonie, un peu de paix ne nuisent pas après un tel feu d’artifice. L’institutrice nous explique d’une petite voix que la classe est gentille, studieuse et calme. Nous raconte les règles de vie de la classe (écrites dans le carnet, remis le premier jour), les nouveaux cycles scolaires (expliqués dans le carnet…), les évaluations, les absences, les petites règles de la petite vie scolaire. Les devoirs, la correction des devoirs[2].

Les objectifs de cette année et de la suivante (progressons doucement) :

En français, apprendre à lire, c’est le plus important.

Le lundi, les élèves avancent chacun à leur rythme, une page après l’autre, dans le livre de lecture (un machin vieillot et triste rempli de textes comme Une cane va à la mare. Luc suit la cane ; la cane vole ; Luc rit ; un canard arrive ; Luc fuit. Mais je sais grâce à qui vous pensez que c’est le bon livre.), puis, chaque matin, l’élève relit la dernière page travaillée du livre de lecture.

Autre objectif : écrire. On apprend à dessiner une lettre par semaine. Et un peu d’expression orale.

Objectifs en mathématiques, sur deux ans : savoir dénombrer jusqu’à deux cents, et faire des additions simples. On se contentera d’aller jusqu’à cinquante cette année.

Les autres matières : Connaissance et Environnement. Se situer dans l’espace, dans le temps, dans le monde. Observer la nature. Et un peu d’éthique et cultures religieuses, une fois par semaine, une matière qu’A. aime beaucoup, mais qui stresse les parents, à entendre les questions.

Deux périodes d’arts, deux de travaux manuels, deux autres de musique et chant, deux encore de gym et expression corporelle, plus on s’éloigne de la lecture, plus je sens mademoiselle […] à l’aise et heureuse avec les enfants. Rien de tout ceci n’est exaltant, mais il n’y aurait rien d’affolant s’il n’y avait la terreur de la lecture, soigneusement entretenue par le comité central et qui impacte jusqu’aux maîtresses.

L. (dont l’aîné, un garçon sensible, curieux et intelligent, a fait un blocage sur la lecture pendant trois ans sous l’influence de madame R*) pose une question d’un ton aimable : si un enfant n’accroche pas à la méthode proposée, essayez-vous autre chose ? La réponse est oui, bien sûr : on réessaye avec la Méthode, avec les procédés de secours prévus par la Méthode. Je vois.

On pose des questions, nous nous faisons annoncer les prochaines sorties, les projets d’activités culturelles, de ces choses qui mettent des relais dans l’année et convainquent A. d’aller « encore un peu à l’école ». J’écris un mot doux dans le cahier personnel de ma petite fille et je lui dessine le robot CX pendant que L. fait un dinosaure super beau dans celui de son petit garçon. Je visite la classe, regarde les livres de la bibliothèque (où l’enfant peut aller piocher quand il a fini sa corvée de lecture du matin), les jeux en libre service, les choses gentilles, je cherche à reconnaître le dessin fait par A. parmi ceux accrochés au tableau. Les murs sont bien nus… il fait un peu froid dans la salle. Je bois un verre d’eau à bulles, mange un petit gâteau, puis je m’enfuis et rentre à la maison, dans la brume.


[1] Comprendre : « une période de 45 minutes »

[2] A entendre les explications, de la maîtresse, j’ai l’impression qu’elle ne se rend pas compte que tous les parents présents ont regardé les devoir de leurs enfants et savent très bien de quoi elle parle.

Hormones et féminisme

On s’amuse bien quand on se plonge dans la question des relations entre le féminisme et le maternage. Surtout quand nos enfants deviennent ados.

Jusque dans les années 90, le féminisme avait à sa disposition deux grands courants. Caricaturons un peu :
– l’essentialisme : il y a une différence fondamentale entre un homme et une femme et le féminisme doit mettre en avant les qualités dont la nature a spécifiquement doté les femmes. En gros, nos différences existent, elles sont innées et il faut les mettre en valeur.
– le constructionnisme : il n’y a aucune différence fondamentale entre un homme et une femme et le féminisme doit faciliter l’accès aux qualités que la culture confère aux hommes. En gros, nos différences sont des pures constructions sociales et une femmes libérée doit avoir acquis les qualités considérées comme masculines.

Honey-Boo-Boo désole les féministes essentialistes autant que les constructionnistes

Honey-Boo-Boo met d'accord les féministes essentialistes et constructionnistes

Je parle ici en mon nom : aucun des deux courants ne me convient (pour le dire gentiment). Le premier est sexiste et tend à favoriser les discriminations dont sont victimes les femmes, même si je reconnais qu’il est nécessaire de se battre pour que les qualités supposément féminines (care, empathie, etc) soient mieux considérées. Le second a certes comme avantage de parvenir à réduire les discriminations, toutefois au mépris des qualités traditionnellement attribuées aux femmes, et notamment au mépris des besoins des enfants, qui sont alors considérés comme un outil social d’oppression.

J’ai bien dit que je caricaturais, ne sortez pas tout de suite les griffes, je sais que c’est nettement plus compliqué que ça. Déjà parce que les féministes constructionnistes en France sont imprégnées de psychanalyse et que la psychanalyse est ultra-essentialiste, ce qui rend toutes ces théories un brin chaotiques. Et que les essentialistes françaises sont imprégnées de marxisme, qui pose que l’oppression des femmes par les hommes est indispensable à l’établissement des classes sociales, un facteur d’entropie supplémentaire donc. Et puis il y de nombreux courants, sous-familles, etc, faut pas croire qu’on peut si facilement mettre le féminisme en cases…

Quand je vous disais qu’on s’amuse !

Tant que la discrimination sera réelle, les injustices statistiquement significatives et que les victimes resteront nombreuses, le féminisme sera nécessaire, et heureusement que la théorie des genres, soutenue par la biologie, est venue nous offrir des perspectives de nuances.

Merci à l'irremplaçable Catherine Opie de bousculer nos préjugés

Merci à l'irremplaçable Catherine Opie de bousculer nos préjugés

Quel rapport avec les ados ?
La pression sociale à distinguer les genres atteint des sommets quand nos enfants deviennent adolescents. C’est le sujet de notre “Stop à l’hypersexualisation”, un livre à mettre dans les mains de toutes les familles. Exemples : Une jeune fille fait une crise de nerf ? Nah, ce sont les hormones, ce sont toutes des hystériques (et surtout pas parce qu’elle aurait un motif légitime de mécontentement). Un jeune homme force une jeune femme a un rapport sexuel non consenti ? Rho, ce sont juste les hormones, il n’y peut rien le pauvre, tout le monde sait bien que quand les c***lles commandent, il faut obéir (et surtout pas parce que la culture du viol a fait partie de son éducation).

Maintenant, nier les hormones n’a pas aucun sens. Il suffit d’avoir vécu une fois un boost hormonal pour savoir que ces petites choses ont une influence majeure sur nous, certes certes… Comme le stress, le manque de sommeil, l’hypoglycémie, etc. Et oui, nous sommes des mammifères, la réalité physiologique est là. Et pendant l’adolescence, elle se fait entendre. Sauf que la réalité physiologique est nuancée, contrairement aux dogmes sexistes, et qu’une bouffée hormonale est quelque chose qu’on peut apprendre à vivre et utiliser en pleine conscience. Un apprentissage que nos beaux adolescents sont bien plus prêts à acquérir qu’on ne le croit parfois.

Sainte Marguerite d'Antioche, protectrice des femmes enceintes, chevauchant le dragon

Sainte Marguerite d'Antioche, protectrice des femmes enceintes, chevauchant le dragon

Et comme j’aime épicer de pop culture mes discours lénifiants, voici l’illustration parfaite de ce que je cherche à dire : Big Bang Theory, saison 7 épisode 2 [SPOILER ALERT].

Howard a pris du poids et se comporte étrangement. Bernadette découvre qu’il a reçu par erreur une forte dose d’œstrogènes. Elle lui dit “C’est donc pour ça que tu es bouffi, hyper émotif et particulièrement pénible”. Il répond “Mais toi, tu es remplie d’œstrogènes, et tu ne comportes pas comme ça”. Elle explique “C’est parce que je suis une femme, j’ai eu des années pour apprendre à chevaucher le dragon”.

L’intrication de la nature et de la culture en une seule phrase. Merci Chuck Lorre d’avoir réconciliés essentialisme et constructionisme.