“faire le deuil de l’enfant qu’on imaginait”
Je souhaite partager avec vous ce témoignage bouleversant. Bien qu’il s’agisse d’une situation exceptionnelle, je pense que tous les parents peuvent y trouver matière à réflexion.
Dans ce texte, “TOC” signifie “troubles obsessionnel compulsif”; “Aspie” et “SA” signifient “syndrome d’Asperger“.
“Je voudrais raconter l’histoire de mon frère qui, même s’il est officiellement sévèrement TOC, doit être Aspie. Tony Attwood dit que 25% des Aspies ont aussi un TOC. Né en 1952 il n’a pas pu bénéficier des avancés en matière d’autisme. Mon père a toujours essayé de le mettre dans le moule de normalité, y compris en le fouettant avec une cravache. Ma mère disait en boucle qu’il était “hopeless” (“nul”, littéralement “sans espoir”). La seule personne qui le comprenait ma tante, qui est malheureusement décédée trop tôt.
Le centre d’intérêt de mon frère était les taureaux. Mon frère était brillant à l’école, mais sans véritables amis, sauf un qui était différent comme lui. Comme la tradition anglaise le veut, il a été envoyé en internat où il a énormément souffert de brimades, y compris des profs. Il a fini par partir seul le dimanche (on ne rentrait pas le week-end), ce qui a été interprété comme des fugues, mais il est toujours revenu. Mes parents ont fini par le ramener à la maison et il est allé à un collège/lycée du coin, où il a de nouveau été cible de brimades. Il a réussi brillamment ses examens à 15 ans et se préparait à l’équivalent du bac. Étant dans une école pour garçons et ayant aucun contact avec les filles il a fini par tomber amoureux d’un garçon qu’il a harcelé avec des lettres d’amour. C’était les années 60. La réaction était violente. Le résultat était catastrophique. Il a complètement changé, a arrêté de travailler à l’école, a insulté le proviseur et a fini par refuser de passer son bac.
Depuis ce jour il n’a jamais travaillé et a vécu aux crochets de mes parents. Il avait un correspondant allemand, chez qui il a finalement fait un séjour. Il a dû mentir pour dire qu’il était étudiant et quand il est revenu et a reçu une lettre de ce correspondant, il savait que s’était une demande de venir en Angleterre. Il s’est rendu compte que son mensonge allait être découvert. Il n’a pas ouvert la lettre et a mis à peu près 20 ans avant de pouvoir ouvrir une lettre. Maintenant il faut qu’il reste debout toute la nuit pour ouvrir le courrier.
Il a aussi agressé sexuellement un jeune garçon dans les toilettes et a été condamné pour agression sexuelle. Il disait qu’il ne voyait pas de mal dans ce qu’il a fait. (D’ailleurs le risque de tomber dans la pédophilie est plus fort chez les Aspies, selon Isabelle Hénault) C’était les années 1980 et heureusement pour lui il n’a pas fait de prison.
C’est quelqu’un qui ne peut pas faire les choses de base dans la vie, comme se laver, changer et laver ses vêtements, changer les draps, faire à manger. Il vit avec ma mère de 90 ans et il y a des gens qui viennent faire à manger et le ménage. Il ferme sa chambre à coucher à clé car c’est une telle porcherie il veut que personne n’y aille.
Il passe sa journée et souvent une grande partie de la nuit devant la télé. J’y vais quand je peux, mais il ne me laisse pas faire les choses qu’il ne peut pas faire, surtout ouvrir le courrier, sauf les courses et les repas!
Il est très lent. Son TOC l’oblige à faire des choses dans sa tête avant de faire autre chose, comme simplement partir. Il n’a aucune empathie et si on a le malheur de l’interrompre il lève la voix pour noyer l’autre personne et devient agressif. Il a une fois pété un câble parce que je suis arrivé avec 15 minutes d’avance, ayant pris un taxi.
J’ai signalé au médecin de famille que je pensais qu’il avait surtout un SA. Celui-ci l’a envoyé chez un psy qui a sorti son dossier TOC et après une discussion d’une heure a décidé qu’il n’était pas Aspie!!
Mon frère lui-même se fâche si je parle d’un SA.
Voilà comment on peut détruire une personne. En tant que jeune frère j’en ai rajouté moi-même à sa détresse, surtout parce qu’il était plus atteint que moi. La lecture de “Métamorphose” de Kafka m’a ouvert les yeux (NdE: on peut lire le texte intégral de “La métamorphose” ici). Une famille qui s’acharne sur son fils, qui finit pas se transformer en grosse scarabée et se cloîtrer dans sa chambre.
Mes parents ont fini par accepter qu’il allait rester à la maison. Il y a eu des clashes avec mon père, qu’il a tabassé à deux reprises. Ils ont toujours dit qu’il faisait tout exprès pour les embêter, qu’il était différent avec les autres.
Dans les derniers mois de vie de mon père il a été exemplaire. Il ne garde aucune rancœur pour ce qu’on lui a fait subir. Il garde son calme avec ma mère qui répète en boucle qu’il la déteste, sans doute par sentiment de culpabilité.
Quand ma mère décédera je ne suis pas ce qu’il va devenir. Je l’avais fait venir en France pendant une quinzaine d’années pour le séparer des mes parents, mais il retournait passer de plus en plus de temps chez eux. Avec mes propres problèmes je n’ai pas pu m’occuper correctement de lui.
J’espère que tous les parents d’Aspies vont pouvoir positiver en disant que leur enfant est né à une époque quand le Syndrome d’Asperger est reconnu, certes mal. Le rôle des parents est primordial. Je peux comprendre qu’à l’époque Bettelheim a pu se tromper en accusant les mères frigidaires à être à l’origine de l’autisme. C’est plutôt sa réaction à l’autisme qui a transformé ma mère en mère frigidaire. Elle n’a pas su ou pu faire le deuil de l’enfant différent.”
NdE: Bettelheim était un psychologue aussi complexe que controversé. Ses théories ont donné lieu à des interprétations catastrophiques pour la prise en charge des enfants autistes.
L’auteur de ce témoignage ajoute, à propos de son père :
“Je ne voudrais pas que la mémoire de mon père soit associée avec de la violence. Il était ignorant et influencé par son éducation et le fait qu’il a dû affronter la mort à plusieurs reprises pendant la guerre, surtout quand son bateau a été coulé par les Japonais et il a passé 36 heures parmi les requins de l’Océan Indien. Pour lui les problèmes d’ordre de la santé mentale n’existaient pas. C’était quand même un homme qui a beaucoup changé après et a su maladroitement s’occuper de son fils “différent”. “